Étant retourné à ma solitude, je ne fus point informé de la suite de cette aventure. Il se passa près de deux ans, qui me la firent oublier tout à fait, jusqu’à ce que le hasard me fit renaître l’occasion d’en apprendre à fond toutes les circonstances.
J’arrivais de Londres à Calais avec le marquis de ***, mon élève. Nous logeâmes, si je m’en souviens bien, au Lion d’Or, où quelques raisons nous obligèrent de passer le jour entier et la nuit suivante. En marchant l’après-midi dans les rues, je crus apercevoir ce même jeune homme dont j’avais fait la rencontre à Passy. Il était en fort mauvais équipage et beaucoup plus pâle que je ne l’avais vu la première fois. Il portait sous le bras un vieux porte-manteau, ne faisant que d’arriver dans la ville. Cependant, comme il avait la physionomie trop belle pour n’être pas reconnu facilement, je le remis aussitôt. « Il faut, dis-je au marquis, que nous abordions ce jeune homme. »
Sa joie fut plus vive que toute expression, lorsqu’il m’eut remis à son tour. « Ah! monsieur, s’écria-t-il en me baisant la main, je puis donc encore une fois vous exprimer mon immortelle reconnaissance ! » Je lui demandai d’où il venait. Il me répondit qu’il arrivait, par mer, du Havre-de-Grâce, où il était revenu de l’Amérique peu auparavant. « Vous ne me paraissez pas fort bien en argent, lui dis-je ; allez-vous-en au Lion d’Or, où je suis logé, je vous rejoindrai dans un moment. »
Je dois avertir ici le lecteur que j’écrivis son histoire presque aussitôt après l’avoir entendue, et qu’on peut s’assurer, par conséquent, que rien n’est plus exact et plus fidèle que cette narration. Je dis fidèle jusque dans la relation des réflexions et des sentiments que le jeune aventurier exprimait de la meilleure grâce du monde.
Voici donc son récit, auquel je ne mêlerai, jusqu’à la fin, rien qui ne soit de lui.
J’avais dix-sept ans, et j’achevais mes études de philosophie à Amiens, où mes parents, qui sont d’une des meilleures maisons de P***, m’avaient envoyé. Je menais une vie si sage et si réglée, que mes maîtres me proposaient pour l’exemple du collège : non que je fisse des efforts extraordinaires pour mériter cet éloge ; mais j’ai l’humeur naturellement douce et tranquille ; je m’appliquais à l’étude par inclination, et l’on me comptait pour des vertus quelques marques d’aversion naturelle pour le vice. Ma naissance, le succès de mes études et quelques agréments extérieurs m’avaient fait connaître et estimer de tous les honnêtes gens de la ville.