История кавалера де Грие и Манон Леско = Ніstoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut - страница 2

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Parmi les douze filles qui étaient enchaînées six â six par le milieu du corps, il y en avait une dont l’air et la figure étaient si peu conformes à sa condition, qu’en tout autre état je l’eusse prise pour une personne du premier rang. Sa tristesse et la saleté de son linge et de ses habits l’enlaidissaient si peu, que sa vue m’inspira du respect et de la pitié. Elle tâchait néanmoins de se tourner, autant que sa chaîne pouvait le permettre, pour dérober son visage aux yeux des spectateurs. L’effort qu’elle faisait pour se cacher était si naturel, qu’il paraissait venir d’un sentiment de modestie.

Comme les six gardes qui accompagnaient cette malheureuse bande étaient aussi dans la chambre, je pris le chef en particulier, et je lui demandai quelques lumières sur le sort de cette belle fille. Il ne put m’en donner que de fort générales. Nous l’avons tirée de l’hôpital, me dit-il, par ordre de monsieur le lieutenant général de police. Il n’y a pas d’apparence qu’elle y eût été renfermée pour ses bonnes actions. Je l’ai interrogée plusieurs fois sur la route ; elle s’obstine à ne me rien répondre. Mais, quoique je n’aie pas reçu ordre de la ménager plus que les autres, je ne laisse pas d’avoir quelques égards pour elle, parce qu’il me semble qu’elle vaut un peu mieux que ses compagnes. Voilà un jeune homme, ajouta l’archer, qui pourrait vous instruire mieux que moi sur la cause de sa disgrâce. Il l’a suivie depuis Paris, sans cesser presque un moment de pleurer. Il faut que ce soit son frère ou son amant. »

Je me tournai vers le coin de la chambre où ce jeune homme était assis. Il paraissait enseveli dans une rêverie profonde. Je n’ai jamais vu de plus vive image de la douleur. Il était mis fort simplement ; mais on distinguait au premier coup d’œil un homme qui avait de la naissance et de l’éducation. Je m’approchai de lui. Il se leva, et je découvris dans ses yeux, dans sa figure et dans tous ses mouvements, un air si fin et si noble, que je me sentis porté naturellement à lui vouloir du bien. « Que je ne vous trouble point, lui dis-je en m’asseyant près de lui. Voulez-vous bien satisfaire la curiosité que j’ai de connaître cette belle personne qui ne me paraît point faite pour le triste état où je la vois ? »

Il me répondit honnêtement qu’il ne pouvait m’apprendre qui elle était sans se faire connaître lui-même, et qu’il avait de fortes raisons pour souhaiter de demeurer inconnu. « Je puis vous dire néanmoins ce que ces misérables s’ignorent point, continua-t-il en montrant les archers ; c’est que je l’aime avec une passion si violente qu’elle me rend le plus infortuné de tous les hommes. J’ai tout employé, à Paris, pour obtenir sa liberté. Les sollicitations, l’adresse et la force m’ont été inutiles ; j’ai pris le parti de la suivre, dût-elle aller au bout du monde. Je m’embarquerai avec elle. Je passerai en Amérique. »